Pour certains, les fonctions d’un designer UX sont clairement définies, pourtant il reste une situation inévitable à laquelle il est difficile d’avoir un avis tranché. Dans la lecture anglo-saxonne, on aperçoit déjà ce paradoxe qui concerne le rôle du designer UX sur le long terme. Notamment dans la responsabilité de ses choix de design qui ont un impact direct sur l’utilisateur (argent, données privées, santé, sécurité, etc.). Le designer étant responsable de l’expérience, il se retrouve parfois dans des situations délicates l’amenant à faire des choix drastiques.
Le cruel paradoxe du designer et la responsabilité UX de ses choix Cliquez pour tweeterOn parle alors de “dark UX”. Ce terme désigne les méthodes de design qui favorisent l’expérience utilisateur au profit du client plutôt que de l’éthique ou de la bonne conscience auprès de ses utilisateurs. Ceci s’explique par plusieurs raisons qui peuvent largement légitimer la cause du designer, cependant il reste des actions à réaliser pour responsabiliser les choix des designers.
C’est alors qu’on parle de ” UX optimist” pour représenter ceux qui concèdent à concevoir une expérience dans le respect de l’éthique de l’utilisateur. Ils vont alors préférer choisir des solutions de design qui vont respecter certaines valeurs humaines et morales. Cependant, ils font face à une réalité du marché qui est bien différente et qui concèdent difficilement à ces principes de restriction de bénéfices.
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L’origine
Dans les débuts de l’informatique et de l’Internet (1970), on considérait le design comme un moyen de rendre une interface “user-friendly”. Cela partait de l’intention de rendre une interface utilisable par des personnes sans aucunes connaissances en informatique. Mais tout ceci a bien changé.
Depuis la montée en puissance du numérique, le marché a subit une réelle transformation et une croissance grâce à la naissance continue de startups associées à ce domaine. Ce qui a amené une certaine crainte et volatilité dans le portefeuille des entreprises déjà installées. C’est le résultat du grand tournant numérique que sont en train de prendre les grandes structures. C’est alors que le design vient prendre une place importante dans cette intention de changement.
Evidemment, le contexte technologique y est pour beaucoup. L’avancée importante qui s’est faite durant ces dernières années en matière de hardware ou software a permis d’améliorer les produits dans leur ensemble. Notamment grâce à la récolte et analyse des datas produites par les utilisateurs. Ce qui a permis de s’en servir comme source d’amélioration du produit. Egalement, grâce à l’amélioration des supports eux-mêmes qui permettent de transférer et de stocker un grand nombre de données (Internet, data ou mémoire vive) dans un minimum d’espace.
Cette situation amène au fait que les grandes entreprises ont commencé à investir beaucoup d’argent pour diriger leurs équipes vers une culture orientée design. Il aura fallu quelques exemples marquants, comme l’histoire du bouton à 300M$ d’Amazon ou le test des 41 nuances de bleu des liens publicitaires de Gmail qui a finalement enregistré une hausse de 200 millions de dollars en une année. Ou encore certaines “startups” qui ont fait leurs preuves grâce à une experience utilisateur aboutie et des choix de design toujours très influençants (Airbnb, Uber, Snapchat, etc.). Cette croissance d’intérêt du numérique amène rapidement à la conclusion simpliste suivante, en misant sur le design on augmente nos chances de profits. Ce qui n’a pas échappé à la traditionnelle loi du capitalisme et donc à l’intérêt des dirigeants d’entreprises.
Le rêve et la réalité
Le design est donc devenu un vecteur puissant d’engagement et de conversion. C’est alors que dans certains cas, le principe d’engagement se transforme rapidement en “manipulation” et incitation à la consommation. Par exemple, dans le cas d’un réseau social, le design va inciter les utilisateurs à consommer un maximum de contenus, c’est-à-dire “scroller” la timeline sans fin. Un site e-commerce aura un intérêt à vous faire remplir le plus possible votre panier avant de passer votre commande. Il est certain que le design UX et les recherches portées auprès des utilisateurs sont faites pour faciliter et améliorer le parcours d’utilisation. Mais dans un sens, il permet aussi sur le long terme de générer de l’engagement utilisateur par l’enrichissement de l’expérience. De plus, grâce au design de la persuasion, on peut encore plus facilement influencer les utilisateurs. Du coup, cela peut générer des aspects négatifs pour l’utilisateur, comme trop de notifications, d’interruptions ou d’incitations à interagir.
Crédit : Jaelynn Castillo
Sans compter le phénomène addictif d’Internet qui est bien présent dans une majorité des populations. Pourtant encore difficile à cerner, l’addiction chez les jeunes notamment est en train de s’installer de manière inquiétante et progressive. Le design a sa part de responsabilité dans ce phénomène social. En utilisant des biais cognitifs simples, les entreprises comme Facebook, Twitter, Google, etc. arrivent à rendre leurs utilisateurs dépendants de leurs services. Par exemple, le fil d’actualité de Facebook agit comme un réel tunnel de satisfaction infiniment renouvelable. A chaque rafraîchissement de page, l’utilisateur fera face à du nouveau contenu qui va l’encourager à utiliser davantage la plateforme sociale.
This is like the idea that most of us like cakes. When we open a refrigerator door multiple times and see the same cake, we will not be as motivated to eat like if we opened the refrigerator door multiple times, and each time see a different cake
Qu’en est-t-il aussi du respect de la vie (données) privée et de la sécurité de l’utilisateur ? Lorsque l’on sait que les publicités sont ciblées par rapport à nos comportements, que nous validons des CGV sans jamais les lire ou que nous recevons des newsletters que nous ne voulons pas.
Plus largement, toutes les données récoltées par les entreprises aujourd’hui deviennent progressivement très spécifiques et personnelles. Notamment grâce aux algorithmes de reconnaissances qui sont implantés dans les caméras et microphones. Les nouveaux produits comme le Echo ou l’iPhone X vont poser de sérieux problèmes d’éthique et de respect de la vie privée. Ce ne sont clairement pas les seuls, on peut aussi largement suspecter bien d’autres acteurs de types bancaires, médicaux, immobiliers, etc. Mais de manière générale, il manque de la transparence et de la sécurité dans la conception des produits numériques et dans l’utilisation des données récoltées.
Pour le côté “design d’addiction”, vous pouvez (re)découvrir l’initiative Time Well Spent qui espère un design centré plutôt sur le respect du temps de l’utilisateur. C’est-à-dire, concevoir une solution qui ne va pas inciter volontairement l’utilisateur à rester ou à revenir sur le site sans réelle utilité.
Pour le côte “exploitation de données”, on vous invite à découvrir cette organisation nommée Simply Secure (avec Google comme partenaire quand même…) qui s’investit dans la démocratisation d’un design et d’un développement plus transparent, éthique, sécurisé et respectueux.
Vous l’aurez compris, le paradoxe du designer UX se retrouve dans sa prise de position par rapport à des convictions entre le bien de l’utilisateur ou celui des objectifs de l’entreprise.
Heureusement, ce dilemme moral n’affecte pas pour tous les secteurs. En effet, dans bien des cas, l’expérience utilisateur est avant tout bénéfique pour l’utilisateur final en question. Bien que l’entreprise y trouve son compte aussi, on se retrouve néanmoins dans une situation gagnant-gagnant.
Mais dès lors où l’utilisateur se retrouve confronté à une situation qui va nuire à sa quiétude et qui va faire pencher la balance du bénéfice côté entreprise, alors on peut se sentir coupable de l’expérience que nous proposons à ses utilisateurs. Evidemment, dans son contexte de travail, le designer ne fait que proposer des idées au product designer qui attend de pouvoir donner des réponses sous la pression du client.
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Cependant, cela n’excuse pas tout, il existe des moyens pour éviter certains principes de ‘dark UX’ tout en considérant l’intérêt du client. On peut très bien éviter d’interrompre l’utilisateur durant sa journée, ou l’avertir lorsqu’il passe sa journée sur une même interface tout en le fidélisant via d’autres points de contact.
Ces solutions pourraient être des exemples de design que nous pouvons déjà trouver sous forme de “hacking”. Tels que regrouper les notifications durant certaines heures, afficher le temps passé sur les réseaux sociaux ou à regarder de vidéos/films. Facebook pourrait très bien remplacer ses messages personnalisés d’accueil qui disent “Bonjour !” par “Aujourd’hui, allez vous balader au moins une heure sans votre portable ;)”. Twitter pourrait très bien ajouter une fonctionnalité de gestion des notifications pour uniquement en avoir durant certains horaires. Ou encore Amazon pourrait vous prévenir lorsque vous avez beaucoup acheté ces derniers temps…
Il y a aussi une prise de conscience de la part des utilisateurs qui amène à une remise en question générale de cette éthique et la responsabilité des entreprises sur les données qu’elles récoltent.
Donc, il en va de la responsabilité gouvernementale d’agir afin de structurer ces méthodes de conception et ainsi apporter de la transparence. C’est d’ailleurs ce qui est en train d’arriver en Europe avec la GDPR (General Data Protection Regulation) qui va être mis en place en 2018 dans le but de contrôler l’usage des données à caractère privée des utilisateurs par les entreprises.
Il en va de même pour les designers et les leaders du marché de montrer l’exemple et de faire front à certaines pratiques totalement exagérées. L’exploitation de données ou la duperie de l’utilisateur sont encore très fréquents et pratiqués par certaines marques parfois renommées, et il est évident que ce sont des designers qui sont à l’origine de ces conceptions.
“I want you to imagine walking into a room, a control room with a bunch of people, a hundred people, hunched over a desk with little dials, and that that control room will shape the thoughts and feelings of a billion people. This might sound like science fiction, but this actually exists right now, today,”
Tristan Harris, Google Alumni et formateur interne
Ainsi, lorsqu’il s’agit d’entreprise comme Google, Amazon, Apple, Microsoft, etc. qui influencent des millions de personnes, on peut commencer à développer une certaine forme d’inquiétude à leur égard.
Pour conclure, cette prise de conscience doit être collective et à l’origine de débats qui apporteront des solutions. Ainsi, l’objectif étant de minimiser les atteintes envers la société qui n’arrive pas à assimiler les technologies aussi vite qu’elles n’apparaissent. Néanmoins il est important d’appréhender la forte influence que le design d’expérience procure aux utilisateurs et de ne jamais perdre à l’esprit qu’on doit agir avant tout pour le bien de l’humain.
Donc en tant que designer, développeurs ou product manager, on a tous une part de responsabilité sur l’avenir des produits qui nous entourent et des usages que nous en feront. Si l’on décide qu’ils soient nocifs pour notre environnement, alors on subira forcément la cause de nos actes.
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